Comment le mouvement Wikimédia peut-il contribuer à la vitalité du français?

Allocution

Bonjour à toutes et à tous,

Je suis très heureux de me trouver parmi vous aujourd’hui.

Avant de plonger dans le vif du sujet, permettez-moi de vous dire quelques mots du rôle du commissaire à la langue française et de ses attributions.

Le mandat du commissaire

Le commissaire à la langue française ne relève pas du gouvernement du Québec. Il est une personne désignée par l’Assemblée nationale, tout comme le Vérificateur général, le Directeur des élections ou encore le Protecteur du citoyen. Par conséquent, le commissaire ne rend compte ni à un ministre ni à un sous-ministre. Il est uniquement redevable devant l’Assemblée nationale.

Le commissaire exerce un double mandat.

Premièrement, il joue un rôle de contrôleur de la politique linguistique du Québec, car il s’assure que le gouvernement respecte les obligations énoncées dans la Charte de la langue française. Pour ce faire, il peut mener des enquêtes et des vérifications auprès des ministères et organismes gouvernementaux.

Deuxièmement, le commissaire a une mission plus large de surveillance de la situation linguistique. Il documente les tendances qui influencent le français, qu’elles soient favorables ou non, et il propose des mesures concrètes au gouvernement ou à l’Assemblée nationale pour renforcer l’usage du français.

À titre d’exemple, nous avons récemment publié plusieurs études évaluant la santé du français au Québec. Et dans quelques semaines, nous publierons un nouveau rapport, qui offrira des recommandations pour encourager l’adoption du français comme langue commune.

Perspective historique du français en Amérique du Nord

Aujourd’hui, j’aimerais vous parler de la politique linguistique du Québec, des enjeux actuels pour le français et du rôle positif que peuvent jouer les projets Wikimédia. J’aimerais cependant le faire dans une perspective historique.

Mon but est de vous donner un aperçu des problèmes qu’on a vécus historiquement, des solutions qui ont été trouvées et des nouveaux défis qui sont apparus ces dernières années.

Ces défis ne sont pas uniquement québécois, mais ils trouvent ici une expression particulière. Et je crois que l’expérience québécoise peut inspirer d’autres sociétés qui souhaitent aussi préserver une diversité linguistique et culturelle dans un univers numérique mondialisé.

Je vous propose donc, dans les 10 prochaines minutes, de revenir sur les faits saillants des 400 ans d’histoire du français en Amérique du Nord. Évidemment, je vais me concentrer sur les repères essentiels. Je vous invite donc à consulter Wikipédia pour connaître le détail de cette histoire fascinante. Prêts?

Revenons au 17e siècle, sous Louis XIV. La France est alors la plus grande puissance européenne. C’est à cette époque que la colonie de la Nouvelle-France prend véritablement forme dans la vallée du Saint-Laurent, dans un contexte d’alliances militaires et commerciales avec les peuples autochtones.

Les colons sont alors peu nombreux. Leur profil est diversifié : artisans, militaires, paysans, aventuriers, etc. Ils viennent pour la plupart du cadran nord-ouest de la France, notamment de l’Île-de-France, de la Normandie et du Poitou.

Il est important de comprendre qu’à l’époque, la France n’est pas un pays unifié sur le plan linguistique. Les dialectes (de langue d’oïl, de langue d’oc et d’autres langues) dominent largement dans les campagnes. Néanmoins, le français est assez connu dans les villes et on croit que la plupart des colons le maîtrisaient dans une certaine mesure. Dans la décennie 1660, l’arrivée des filles du Roy (pour une grande part originaire de l’Île-de-France), viendra consolider la place du français en Nouvelle-France.

Cette situation peut paraître paradoxale, mais il reste que la vallée du Saint-Laurent a été l’une des premières provinces françaises à être complètement francisée. À tel point que des voyageurs de l’époque sont surpris d’entendre ici un français plus « pur » que celui parlé dans les campagnes françaises. C’est un paradoxe historique qui illustre la précocité de la francisation de la vallée du Saint-Laurent.

Après la Conquête, en 1760, les liens entre la France et la Nouvelle-France se rompent presque entièrement, et ce, pour près d’un siècle. Pendant ce siècle, et malgré l’isolement, la population francophone du Canada, maintenant colonie britannique, croît rapidement, portée par une forte natalité.

Le français gagne donc de nombreux locuteurs. Cependant, au même moment, il perd aussi plusieurs de ses fonctions sociales. Tandis qu’il reste prédominant dans les villages, il est de plus en plus marginalisé dans les villes comme Québec et Montréal, où l’anglais domine le commerce et les affaires.

Le français conserve une certaine place dans le domaine civil, certes, mais son statut social est fragilisé.

Au début du 19e siècle, on observe aussi un changement dans les jugements portés sur le français du Canada. Certains, comme Alexis de Tocqueville lors de son séjour au Bas-Canada en 1831, constatent que le français canadien subit fortement l’interférence de l’anglais. On voit aussi apparaître les premiers commentaires négatifs de la part des anglophones, qui vont présenter le français parlé par les Canadiens comme un patois (le French Canadian Patois), lui attribuant un statut inférieur à celui du « véritable » français, celui de Paris.

Au cours de la période suivante, de 1860 à 1960, plusieurs tendances vont se cristalliser.

Les relations entre le Canada français et la France vont se renouer. Ainsi, de plus en plus, les jeunes Canadiens français appartenant à l’élite libérale vont séjourner en France. C’est l’occasion pour eux de constater l’écart qui s’est creusé entre les variétés du français des deux côtés de l’Atlantique. Un écart dû en bonne partie à l’évolution du français de France qui, après la Révolution, a connu plusieurs changements.

Par ailleurs, au Canada, à la même époque, la question linguistique apparaît de plus en plus comme un enjeu identitaire et politique. Elle est en arrière-plan des conflits avec les Métis dans l’Ouest, des conflits des écoles françaises au Manitoba, puis en Ontario, ou encore des tensions autour du colonialisme britannique à travers le monde.

Avec des leaders comme Honoré Mercier, puis Henri Bourassa, on voit apparaître une véritable conscience politique des Canadiens français.

Ces processus alimentent des réflexions sur la langue parlée au Canada et son rapport avec le français de France. À mon avis, deux tendances apparaissent à l’époque, et ces tendances existent encore aujourd’hui.

D’abord, on va insister sur l’unité de la langue, surtout face aux anglophones. La langue que nous parlons n’est pas un simple patois que l’on peut mépriser : c’est une grande langue de civilisation, civilisation à laquelle nous avons l’honneur d’appartenir. On cherche ainsi à rehausser le statut du français canadien et, ce faisant, de ses locuteurs. Et pour s’assurer qu’on y arrive, on va publier plusieurs ouvrages et chroniques de «Au cours de la période suivante, de 1860 à 1960, plusieurs tendances vont se cristalliser.

Les relations entre le Canada français et la France vont se renouer. Ainsi, de plus en plus, les jeunes Canadiens français appartenant à l’élite libérale vont séjourner en France. C’est l’occasion pour eux de constater l’écart qui s’est creusé entre les variétés du français des deux côtés de l’Atlantique. Un écart dû en bonne partie à l’évolution du français de France qui, après la Révolution, a connu plusieurs changements.

Par ailleurs, au Canada, à la même époque, la question linguistique apparaît de plus en plus comme un enjeu identitaire et politique. Elle est en arrière-plan des conflits avec les Métis dans l’Ouest, des conflits des écoles françaises au Manitoba, puis en Ontario, ou encore des tensions autour du colonialisme britannique à travers le monde.

Avec des leaders comme Honoré Mercier, puis Henri Bourassa, on voit apparaître une véritable conscience politique des Canadiens français.

Ces processus alimentent des réflexions sur la langue parlée au Canada et son rapport avec le français de France. À mon avis, deux tendances apparaissent à l’époque, et ces tendances existent encore aujourd’hui.

D’abord, on va insister sur l’unité de la langue, surtout face aux anglophones. La langue que nous parlons n’est pas un simple patois que l’on peut mépriser : c’est une grande langue de civilisation, civilisation à laquelle nous avons l’honneur d’appartenir. On cherche ainsi à rehausser le statut du français canadien et, ce faisant, de ses locuteurs. Et pour s’assurer qu’on y arrive, on va publier plusieurs ouvrages et chroniques de « rectification » linguistique, qui visaient à corriger les traits du parler canadien qui s’éloignent du français standard, souvent des anglicismes ou des calques de l’anglais, mais aussi des traits de prononciation.

Malgré cette volonté d’afficher l’unité du français, on va résister à l’idée d’effacer les particularités du français canadien. Plutôt, on va chercher à en valoriser certains traits. Par exemple, les mots d’origine française qui ont été abandonnés en France, mais qui sont encore couramment utilisés au Canada (comme « brun » ou « oulier »), ou les néologismes créés pour désigner des réalités canadiennes (comme « cabane à sucre »). En d’autres mots, on va chercher à réconcilier l’authenticité du français canadien et le prestige et l’utilité du français à l’échelle mondiale.

Le long siècle de 1860 à 1960 est aussi marqué par l’urbanisation et la modernisation de la société canadienne-française. En quittant les fermes pour s’installer en ville et travailler en usine, les Canadiens français entrent en contact quotidien avec l’anglais. Dans le monde agricole, tout se passait en français. À l’inverse, à l’usine, le français était prédominant parmi les ouvriers, mais les gestionnaires et les patrons étaient souvent anglophones.

Il est important de noter que la majorité des anglophones au Québec n’étaient pas de grands patrons et n’étaient pas particulièrement riches. Néanmoins, les francophones étaient presque entièrement absents parmi les classes dirigeantes.

Aux yeux des Canadiens français, l’identité linguistique s’est rapidement associée à une identité de classe. Cette idée s’est consolidée entre 1930 et 1960, alimentant un mouvement nationaliste canadien-français.

Les années 1960 et 1970 représentent une période cruciale, car c’est durant cette période que les gouvernements successifs vont mettre en place une véritable politique d’aménagement linguistique.

Le grand moment symbolique dans la mise en place de cette politique est évidemment l’adoption, en 1977, de la Charte de la langue française, aussi appelée loi 101. La loi 101 marque un tournant, notamment parce qu’elle a rendu la fréquentation de l’école française obligatoire pour tous, sauf pour la communauté anglophone. Ce faisant, elle a mis fin à un débat qui avait débuté une dizaine d’années plus tôt, lorsqu’on a constaté qu’une grande partie des enfants des immigrants arrivés après la Seconde Guerre mondiale étaient inscrits dans des écoles anglaises et adoptaient l’anglais comme langue d’usage.

Cela dit, l’adoption de la Charte de la langue française est l’aboutissement d’un processus d’aménagement linguistique entamé environ quinze ans plus tôt. Par exemple, en 1961, l’Office de la langue française est créé, une sorte de « service linguistique national », chargé à la fois de veiller à la correction du français utilisé au Québec et à son enrichissement terminologique, dans un contexte où une grande partie de la documentation technique était en anglais.

En 1969, la loi 63, bien que décriée, introduit l’idée d’assurer l’apprentissage du français par les personnes immigrantes, de généraliser l’usage du français dans les entreprises privées et de donner priorité au français dans l’affichage. Ces idées sont clarifiées en 1974 par la loi 22, qui fait du français la seule langue officielle du Québec, et le tout culmine en 1977 avec la Charte de la langue française.

Les événements des années 1960 et 1970 provoquent d’importants changements dans la dynamique linguistique du Québec. Tout d’abord, la composition de la population change : entre 1960 et 1980, quelques centaines de milliers d’anglophones quittent le Québec (en partie en raison du contexte politicolinguistique tendu de l’époque). Chez les anglophones qui restent et chez les personnes immigrantes, la connaissance du français augmente beaucoup, favorisée par les différentes mesures en sa faveur.

En parallèle, une nouvelle génération de francophones, mieux éduquée, connaît une ascension sociale rapide et atteint de plus en plus des postes de gestion et de niveau professionnel, ce qui était relativement nouveau à l’époque. On voit aussi se structurer un écosystème culturel moderne – radio, télévision, journaux – tout en français, qui servira de cadre de référence à la population francophone pendant 50 ou 60 ans.

Pour toutes ces raisons, la période allant des années 1970 jusqu’aux années 2000 marque une progression du français selon presque tous les indicateurs. À tel point qu’au début des années 2000, beaucoup pensent que la question linguistique est résolue une fois pour toutes.

Bien sûr, vous le comprenez, l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Chaque fois qu’on pense que l’histoire est terminée, elle nous surprend en ouvrant un nouveau chapitre (ou une nouvelle page Wiki).

Les pressions sur la langue française

Plusieurs pressions ont commencé à apparaître à partir du début des années 2000. Ce sont ces pressions que nous avons documentées dans les études que nous avons publiées à la fin octobre 2024.

L’une d’elles est liée à l’immigration. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la question de l’immigration a été centrale dans la conception des politiques linguistiques dans les années 1960 et 1970.

Durant les années 1980 et 1990, on en parle moins. Toutefois, à partir du début des années 2000, les volumes d’immigration augmentent. On constate alors que, malgré les mesures qui ont été mises en œuvre, il y a encore une part des immigrants, minoritaire mais importante, qui va plutôt adopter l’anglais une fois installée au Québec, ce qui fait renaître des doutes sur la stabilité de la situation linguistique à long terme.

Au fil des ans, on a également mieux compris les effets de la scolarisation obligatoire en français. D’un côté, cette mesure phare a permis de généraliser la connaissance du français (98 % des jeunes nés au Québec maîtrisent le français). De l’autre, cette connaissance ne se traduit pas toujours par une utilisation prédominante de cette langue.

On observe ainsi un contraste important entre les jeunes issus de communautés francophones (comme ceux originaires d’Haïti, d’Afrique du Nord, ou d’autres régions francophones) et ceux venant de milieux qui tendent plutôt à adopter l’anglais à leur arrivée (souvent les communautés d’origine asiatique).

Cela nous amène à réaliser que la langue de la scolarisation, c’est important, mais que les choix et les préférences linguistiques sont aussi beaucoup déterminés par l’environnement, plus large.

Ce phénomène n’est pas unique au Québec. Il est similaire à ce que l’on observe dans d’autres pays ou régions où la langue de l’école cohabite, à l’extérieur de l’école, avec une langue plus forte. On voit que, si les individus ne s’intègrent pas dans des réseaux où cette langue est utilisée au quotidien, leur apprentissage scolaire ne les conduit pas nécessairement à son utilisation active en dehors de la classe.

Mais il y a d’autres facteurs qui exercent une pression sur le français. Ainsi, en plus de l’augmentation de la population qui est meilleure en anglais, on observe aussi une croissance de la maîtrise de l’anglais parmi les francophones.

Dans les années 1970, environ 60 % des Québécois ne parlaient que français. Aujourd’hui, ce taux est tombé à 47 %. Chez les jeunes de 15 à 24 ans, à Montréal, il n’est que de 18 %.

Cette évolution témoigne d’une généralisation du bilinguisme, ce qui, bien sûr, est un avantage à plusieurs égards. L’apprentissage de l’anglais est une compétence prisée à l’échelle mondiale.

Cependant, et toutes les minorités linguistiques à travers le monde vont comprendre ce que cela veut dire, la généralisation du bilinguisme peut avoir des effets négatifs à l’échelle collective. En effet, plus la population unilingue francophone diminue au Québec, plus il devient facile de s’y établir sans nécessairement apprendre ou utiliser le français parce qu’on peut présumer que les francophones vont nous accommoder en passant l’anglais.

Ainsi, c’est très bien le bilinguisme. Toutefois, plus le niveau de bilinguisme augmente dans une population minoritaire, plus il faut des aménagements linguistiques pour s’assurer que les relations entre les locuteurs des différentes langues demeurent équilibrées.

Les transformations observées au Québec s’inscrivent dans un contexte mondial qui n’est pas tout à fait favorable à la diversité linguistique. Dans les études que nous avons publiées cette semaine, nous avons identifié les secteurs économiques où l’usage du français a le plus reculé depuis le début des années 2000.

Sans surprise, ce recul est concentré dans des secteurs fortement connectés à l’extérieur du Québec, tels que les services financiers, les technologies de l’information, les jeux vidéo et à d’autres industries à dimension internationale.

Les défis dans ces secteurs sont très différents de ceux auxquels les lois linguistiques du Québec visaient à répondre dans les années 1970. À l’époque, il s’agissait de protéger les ouvriers francophones dans un contexte d’usines où les patrons ne savaient pas parler français.

Aujourd’hui, on est dans un environnement numérique ouvert, où l’anglais s’impose parce que l’on doit collaborer avec des partenaires extérieurs au Québec. Ou encore, parce que de plus en plus de travailleurs sont meilleurs en anglais et qu’ils préfèrent utiliser cette langue. Les mesures élaborées il y a 50 ans ne sont manifestement pas en mesure de répondre à cette réalité.

Les transformations numériques ont également réduit la présence du français dans un autre domaine essentiel : la culture. Au moment de la modernisation de la société québécoise, dans les années 1960, un écosystème culturel francophone prospère s’était développé, soutenu par un environnement technologique et réglementaire favorable.

Avec l’arrivée d’Internet et, plus récemment, des plateformes de diffusion en continu, cet écosystème s’est fragilisé. On est passé d’une époque où on avait une télévision, que l’on écoutait en famille – il y avait trois chaînes, et on se battait pour la télécommande – à une consommation individualisée et fragmentée.

Ces changements ont augmenté de façon phénoménale la diversité des contenus auxquels nous avons accès, mais ils ont aussi réduit notre capacité à partager des expériences avec nos proches.

C’est le pacte faustien que nous acceptons avec les plateformes : en échange d’un accès à une infinité de contenus, on nous enchaîne aux algorithmes de recommandation, qui nous ramènent constamment vers une fourchette très étroite de produits culturels mondiaux, souvent anglo-américains. Les plateformes viennent donc fragmenter les espaces de partage dont les langues et les cultures locales et nationales ont besoin pour respirer.

La contribution du mouvement Wikimédia

Les phénomènes que j’ai décrits ne sont pas propres au Québec, mais se retrouvent, sous diverses formes, ailleurs dans le monde. En fait, ce sont des transformations qui soulèvent au moins une question universelle : voulons-nous maintenir une certaine diversité linguistique et culturelle? Comment réconcilier les grands mouvements de la mondialisation – démographique, économique et numérique – et la préservation d’espaces culturels et linguistiques vivants et authentiques?

Le Québec, en raison de sa situation particulière, a des choix particuliers à faire, que ce soit en immigration ou en développement économique. Tout cela est essentiel, mais ce ne sera pas suffisant. On doit faire plus.

Et c’est ici qu’un mouvement comme Wikimédia entre en jeu. Je vois quatre façons dont Wikimédia aide le Québec à faire face à ses défis sur le plan linguistique et culturel :

  • premièrement, il rend facilement accessibles les contenus de qualité en français;
  • deuxièmement, il contribue à l’enrichissement et à la diffusion de la terminologie française;
  • troisièmement, il favorise la découverte des contenus culturels québécois et francophones;
  • quatrièmement, il crée ou renforce des communautés autour de projets collaboratifs.

Laissez-moi vous dire quelques mots sur chaque défi.

Dans un contexte où l’avantage du français diminue dans la population, on doit d’abord s’assurer que les contenus culturels en français sont toujours au moins aussi facilement accessibles, et au moins d’une qualité équivalente, que les contenus en anglais.

À l’époque où les gens ne maîtrisaient pas l’anglais, on pouvait s’attendre à ce qu’ils soient prêts à fournir un effort pour accéder aux contenus en français. Or, plus leur connaissance de l’anglais progresse, plus le moindre avantage perçu des contenus anglophones peut les éloigner du Web francophone. Vous le savez : sur le Web, le simple fait d’ajouter un clic pour accéder au contenu désiré suffit souvent à détourner une part substantielle du trafic.

Si on est capable de toujours amener aux jeunes utilisateurs un contenu de qualité équivalente en français sur le Web – et je pense qu’on y arrive de plus en plus – on peut contribuer à forger leurs habitudes de navigation.

Vous le savez, plusieurs personnes de mon âge ou plus jeunes ont pris l’habitude de présenter leurs requêtes en anglais dans Google, non pas parce qu’elles souhaitent obtenir du contenu en anglais, mais parce qu’elles présupposent que les recommandations qu’elles recevront seront plus pertinentes. Le problème est que, ce faisant, elles contribuent à invisibiliser les contenus francophones et, indirectement, elles affaiblissent la capacité de notre propre société à se réfléchir elle-même. Évidemment, une communauté bien vivante de wikipédistes peut contribuer de manière déterminante à contrer cette tendance.

Le deuxième point porte sur l’enrichissement terminologique. Plusieurs présentations aujourd’hui et demain vont traiter des répercussions des avancées de l’intelligence artificielle (IA) sur les projets Wikimédia. D’une part, l’intelligence artificielle peut être utilisée pour augmenter la quantité ainsi que la qualité du contenu. D’autre part, les risques sont réels de voir proliférer des contenus de mauvaise qualité. L’avenir de Wikipédia, il va sans dire, est étroitement lié à la manière dont la communauté réussira à tirer profit de l’IA tout en se protégeant de ses faiblesses.

La relation entre Wikipédia et l’IA, elle va dans les deux sens. L’IA sert à enrichir Wikipédia, et Wikipédia sert à enrichir l’IA. Cette nouvelle réalité vient renforcer le rôle névralgique de l’encyclopédie en ligne comme centre de diffusion de la terminologie française.

Dans les années 1960, on a mis en place au Québec l’Office de la langue française, qui travaille avec les usines et les autres milieux de travail pour élaborer les terminologies techniques, puis les diffuser par des communications aux employés. C’était relativement simple parce qu’on était dans un environnement fermé, celui de l’usine.

Aujourd’hui, comme je l’ai dit, nous sommes dans un environnement ouvert, où des flux infinis de mots et d’idées circulent dans un univers numérique sans frontière. Jour et nuit, les algorithmes écument l’Internet à la recherche de façons de dire les choses dans des centaines de langues. D’où l’importance de conserver, dans ce grand fouillis numérique, des repères, des ancrages auxquels s’accrocher. Les projets Wikimédia sont de tels ancrages.

Je l’ai mentionné plus tôt, une des causes du recul du français au Québec depuis une vingtaine d’années est la multiplication des emplois où les gens doivent gérer sur une base quotidienne des interactions avec l’extérieur du Québec. Or, je suis parmi ceux qui croient que l’avancée de l’intelligence artificielle et de la traduction automatique peut faciliter la gestion du multilinguisme dans ce nouveau monde.

De plus en plus, on peut organiser des flux de travail entre des personnes de langues différentes, où chacun peut utiliser sa langue principale. On peut penser aux échanges quotidiens par courriel, à la préparation de documents techniques ou scientifiques, ou encore à l’organisation de réunions ou d’événements multilingues.

Pour que cela fonctionne bien, cependant, il est nécessaire que les algorithmes fonctionnent et qu’ils intègrent la terminologie appropriée. C’est pourquoi l’enrichissement de Wikipédia, en tant que corpus clé d’entraînement des algorithmes, est si important.

C’est pourquoi aussi il est important d’établir une solide collaboration entre les communautés Wikimédia et les ressources spécialisées en terminologie.

À ce sujet, vous connaissez certainement au Québec La Vitrine linguistique, de l’OQLF, qui est consultée partout dans la francophonie, qui effectue un travail constant d’enrichissement terminologique. Vous connaissez sans doute aussi Usito, le dictionnaire en ligne de l’Université de Sherbrooke, qui s’impose de plus en plus comme une référence incontournable.

Cela dit, Wikipédia ne facilite pas seulement la diffusion de la terminologie française. Il joue aussi un rôle sous-estimé dans la découverte des contenus culturels et scientifiques.

Je le souligne parce qu’en ce moment, on déploie toutes sortes d’initiatives, de nouvelles plateformes, pour chercher à atteindre le public, notamment le jeune public, qui, souvent, n’est pas exposé aux contenus québécois et francophones.

Ces initiatives coûtent parfois cher et elles n’ont pas nécessairement le succès escompté. Le défi est considérable, notamment face aux plateformes numériques, mais j’ai parfois l’impression qu’on néglige ces outils merveilleux que sont les projets Wikimédia.

Par exemple, en science, on se demande souvent comment on peut rendre plus accessible la recherche scientifique en français, en oubliant parfois que chaque recherche de chaque étudiant commence sur Wikipédia. Et puis, même si aujourd’hui cette recherche commence de plus en plus par ChatGPT, Copilot ou Perplexity, il reste que ces moteurs eux-mêmes auront été entraînés sur Wikipédia.

Des contenus de qualité, accessibles, pertinents, et qui permettent la diffusion d’une terminologie juste, tout cela n’est possible, évidemment, qu’en présence de fortes communautés de contributeurs. C’est pour cela que je suis particulièrement heureux de vous voir rassemblés aujourd’hui.

La communauté des wikipédistes québécois a un rôle important à jouer, notamment pour enrichir les contenus propres au Québec. Mais elle a aussi besoin de savoir qu’elle participe à cet ensemble plus grand qu’est la francophonie.

Je l’ai mentionné plus tôt. Au Québec, depuis le 19e siècle, nous conservons une double volonté : non seulement maintenir une culture propre qui nous permet de vivre une expérience unique et authentique en Amérique du Nord, mais aussi nous inscrire dans un tout francophone plus grand.

Il faut savoir conjuguer ces deux objectifs. Pour cela, je serai heureux d’en apprendre davantage sur toutes les manières qu’il y aurait de renforcer la communauté Wikimédia (évidemment, dans le respect de son indépendance et de ses principes).

Au Québec, comme à l’échelle de la francophonie, je m’intéresse particulièrement aux initiatives de mobilisation des écoles et des autres institutions publiques.

On ne peut pas penser qu’on va renforcer la culture québécoise, dans un contexte de mondialisation numérique, simplement en forçant les gens à avaler les contenus culturels qui nous semblent pertinents. Pour faire vivre une langue et une culture, on doit créer des contextes où les gens sont naturellement amenés à socialiser, des contextes qui leur donnent naturellement envie de partager des expériences les uns avec les autres.

C’est ce qui m’inspire dans la communauté Wikimédia. C’est de réussir à conjuguer un espace francophone fort, avec des communautés locales vivantes qui ont envie de faire vivre des cultures distinctes.

Dans les années 1950, 1960 et 1970, on a eu au Québec toute une génération qui a travaillé à redresser une situation linguistique qui était profondément injuste.

Nous ne sommes plus dans la même situation aujourd’hui. Néanmoins, les transformations que j’ai décrites nous obligent à trouver un nouvel équilibre, notamment dans l’espace numérique.

Et j’invite votre communauté à réfléchir, à interpeler aussi les milieux politiques, les milieux de la culture, les milieux éducatifs, pour voir comment on peut favoriser l’accès au savoir, l’enrichissement terminologique, la vitalité des cultures québécoise et francophones et leur découvrabilité.

Merci!